Adaptations et Mythes, partie 4
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Adaptations et Mythes, partie 4

         Bonjour et bienvenue à tous dans les Dossiers de GL ! Nous y sommes : le point final de ce long Dossier sur les adaptations et leurs soucis ! En avant pour la conclusion ; mais avant ça, finissons-en avec l’exemple des Tortues !

         Comme nous l’avons vu, les modifications qu’apportent les adaptations à notre imaginaire restent ancrées dans nos mémoires et vont aider à changer notre vision de l’œuvre : que ce soit la personnalité d’un personnage, ou une caractéristique particulière, le lieu de l’action, le style (sérieux ou humoristique, par exemple), etc. Et cela peut même entraîner des modifications plus importantes, notamment avec la censure, pratiquée bien plus aisément sur un média grand public qu’un média de niche ; on peut en avoir un exemple parfait avec les Tortues Ninja en Angleterre. Quand la série animée des Tortues Ninja arrive au Royaume-Uni en 1987, le pays est gouverné par Margaret Thatcher. Le mot « ninja » paraît, aux yeux de la censure, peu adapté à un dessin animé pour enfants, car ayant une connotation trop violente selon eux. De ce fait, la série est renommée Teenage Mutant Hero Turtles, et les scènes présentant le mot « ninja » sont retouchées ou coupées au montage ; ce qui n’est tout de même pas rien, étant donné que le pitch de départ est tout de même que des tortues mutantes et adolescentes apprennent les techniques des arts ninja, pour affronter un clan de ninja (dans le dessin animé, Shredder, le chef du clan en question, possède d’ailleurs toute une série d’entreprises telle que Ninja Pizzeria, Ninja Rental, Ninja Dentist, Ninja Shoe Repair ou encore Ninja Dry Cleaner). Retirer le terme « ninja » est donc assez conséquent.

Exemple en image de la censure opérée au Royaume-Uni. À gauche, la version américaine originale, et à droite, la version anglaise censurée.

         D’ailleurs, le générique est remanié de façon à ce que le terme « ninja » ne soit jamais mentionné. De la même manière, les nunchaku de Michelangelo ont été jugés trop dangereux à montrer à un jeune public : selon eux, un , un katana et un saï ne représentent aucun danger, car les enfants ne peuvent pas les reproduire ; mais un nunchaku artificiel peut être fabriqué avec un fil et deux morceaux de bois ou de métal. Ainsi, les scènes présentant la tortue orange dans le générique ont été coupées, et plusieurs scènes ont été remaniées de manière à ne pas montrer ses combats. Le personnage semble alors beaucoup moins important que les autres tortues. Lors du générique, Michelangelo est alors caché par le titre (pour ne pas montrer ce qu’il tient dans la main), et des scènes remplacent ses apparitions, et celles de ses armes. Son arme est d’ailleurs la seule à ne pas être montrée dans le générique (alors qu’elles sont normalement présentées toutes les quatre). Et dans la série animée elle-même, plusieurs scènes sont manquantes ou retravaillées, notamment celle où Splinter présente à April O’Neil ses quatre fils : Michelangelo fait des mouvements avec ses nunchaku dans la version originale, tandis que dans la version anglaise, on ne voit qu’un gros plan de son visage. Si ça vous intéresse, il y a tout un tas d’exemples ; ce site énumère d’ailleurs les différences, notamment, ici, celles du générique et du premier épisode : http://www.movie-censorship.com/report.php?ID=5037950.

         Le souci, c’est que cette modification a eu lieu car l’adaptation concernait un public d’enfants, là où le comics (et plusieurs autres médias) vise plutôt des adolescents et jeunes adultes. Et si cette modification n’avait eu lieu qu’au Royaume-Uni sur ce dessin animé uniquement, ça n’aurait pas été très grave (à l’échelle mondiale, j’entends), et le mythe n’aurait pas été énormément modifié par l’imaginaire collectif. Cependant, cette version censurée a été distribué dans plusieurs pays dont l’Irlande (à l’exception de la première saison), la Belgique, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, la Hongrie, la Suède, la Norvège, le Danemark et la Finlande. Et lors de l’adaptation de cette série en jeu vidéo, c’est la totalité de l’Europe qui a eu droit à cette censure ; la version PAL étant la même pour tous les pays européens. Ainsi, le français qui achetait le jeu n’avait pas le droit à ses ordinaires Tortues Ninja, mais aux Teenage Mutant Hero Turtles. La seule version du titre en langue anglaise proposé en France n’était donc même pas le titre original, laissant planer le doute sur l’idée d’avoir mis le terme « ninja » dans le titre francophone s’il n’apparaît pas dans le titre anglophone (je parle de ça en connaissance de cause, ayant moi-même eu le jeu sur NES, dans mon enfance). Pour résumer, donc, comme l’adaptation ne visait pas le même public, une censure a eu lieu dans un pays en particulier, mais s’est répercutée dans beaucoup d’autres, recouvrant alors toute l’Europe lors de la sortie d’une autre adaptation de la licence ; modifiant en partie l’imaginaire collectif de tout un continent.

Une boîte contenant une NES et le jeu Tortues Ninja sorti en France en 1989.
Le jeu porte le nom anglais « Teenage Mutant Hero Turtles ».

         En somme, je pense qu’une adaptation, pour se valoir en tant que telle, devrait répondre à un certain nombre de règles. Tout d’abord, l’adaptation devrait rester cohérente à son inspiration, et à son nom. Comme nous avons pu le voir avec Peter Laird, si l’adaptation ne correspond pas du tout à son inspiration (ne serait-ce que sur son nom), pourquoi vouloir adapter cette œuvre précise ? De la même manière, une adaptation devrait récupérer l’essence même d’une œuvre, dans le but de l’adapter à un nouveau public (impliquant une nouvelle époque, une nouvelle culture, un nouveau média, etc.) et donc de la modifier un peu pour plaire dans ce nouveau contexte. Tant que l’essence est gardée, il s’agira d’une adaptation cohérente. Par conséquent, même si les réalisateurs et producteurs modifient une bonne partie des éléments, à partir du moment où l’essence même du comics – son ipséité, ses symboles identitaires, ce qui fait qu’un comics sera distinct de tous les autres – est reprise, l’adaptation sera légitime. L’adaptation devrait également garder le même message que l’œuvre dont elle s’inspire, sous peine d’être incohérente par rapport à ce qu’elle reprend (On en a vu un exemple flagrant avec Captain America : Civil War : en reprenant des éléments du comics, mais pas le message qu’ils induisent, l’œuvre devient assez étrange et perd en cohérence).

         Qui plus est, si le message d’une œuvre ne plaît pas aux réalisateurs/producteurs, pourquoi entreprendre de l’adapter ? Après tout, le message de l’œuvre joue souvent pour beaucoup dans notre appréciation de cette dernière ; et si celui-ci n’est pas représentatif de la pensée du réalisateur/producteur, la simple question de vouloir le promulguer en le passant dans un autre média ne se posera même pas. Si ni l’essence ni le message n’est repris, la légitimité même de l’adaptation en tant que telle sera toute différente. Encore une fois, si l’on ne reprend ni l’identité propre d’un comic, ni son message de fond, se pose la question : pourquoi vouloir adapter cette œuvre en particulier ? Un exemple pourrait permettre d’être plus clair : l’essence même des comics Captain America est de proposer un justicier masqué servant de symbole aux États-Unis. Si l’on décide de faire une adaptation de ces comics, mais qu’on ne reprend pas l’idée du « symbole de la patrie », pourquoi vouloir reprendre Captain America plutôt que n’importe quel autre justicier masqué qui n’est pas un symbole de la patrie ? Le problème étant que la plupart des adaptations, aujourd’hui, tendent à ne récupérer que certains points de l’œuvre dont elles s’inspirent ; dans le but, non pas de servir une vision et un propos, mais davantage un cahier des charges.

         Après quoi, une adaptation ne devrait pas pouvoir influencer l’œuvre dont elle s’inspire – ou bien pas de manière trop radicale ou trop flagrante. En effet, quelle logique y a-t-il à modifier une œuvre assez intéressante pour avoir été adaptée ? Pourquoi deviendrait-elle, par la suite, pas assez captivante pour plaire ? Au fond, si une œuvre est assez bonne pour mériter l’intérêt d’un réalisateur, d’un producteur ou d’un concepteur, il est incohérent et paradoxal de penser qu’elle pourrait ne pas être assez bonne pour intéresser un nouveau public (qui aurait apprécié l’adaptation, qui plus est). Effectivement, si une personne aime assez une œuvre pour décider de se tourner vers ce qui l’a inspiré, il est illogique de penser que l’œuvre de base sera moins intéressante que l’adaptation ; et de tout modifier pour que les deux se ressemblent traits pour traits. L’adaptation ne devrait pas servir de nouvelle norme, quand on sait que les modifications qu’elle apportera à l’œuvre ne seront que les éléments de la vision du réalisateur ou des producteurs. Ce que j’essaie de dire ici, c’est qu’une seule vision sur ce qui pourrait améliorer une œuvre ne devrait pas obligatoirement être considérée comme parole d’évangile.

         Se posent alors des questions de légitimité qu’il pourrait être bon de se poser : y a-t-il une légitimité d’aimer une adaptation et de ne pas apprécier l’œuvre originale dont elle s’est inspirée ? En sachant qu’en tant qu’adaptation, elle est censée reprendre plusieurs éléments de ce dont elle s’inspire. Ainsi, si on aime l’adaptation et tous ses éléments, ne devrait-on pas forcément aimer un minimum l’œuvre originale ? Car elle comportera tout de même une bonne partie de cesdits éléments ? Sinon, s’agit-il bel et bien d’une adaptation ? Et au-delà de l’aimer, y a-t-il une légitimité à être déçu par une œuvre ayant inspiré une adaptation ? Cette dernière étant arrivée après l’œuvre originale, est-il légitime d’être déçu d’une œuvre passée parce que l’on connaît une œuvre plus récente ? Bien sûr, ces questions sont ouvertes et n’ont pas de véritables réponses fermées. Mais je pense qu’elles peuvent faire réfléchir. Avec le nombre grandissant d’adaptations qui voient le jour, la question est plus que primordiale : pourquoi une adaptation porte-t-elle un nom précis si elle ne s’inspire que partiellement (voire, pas du tout) de l’oeuvre originale éponyme ? Et si la seule réponse est « l’argent », j’espère sincèrement que les spectateurs/joueurs/lecteurs arrêteront d’idolâtrer des œuvres parfois médiocres au simple titre qu’elles sont « inspirées » d’une chose qu’ils aiment bien.

         Bref, c’est la fin des Dossiers sur les soucis des adaptations. J’espère que ça vous aura plu, n’hésitez pas à en reparler, en commentaires ou en message privé sur le site ChroniquesComics, Facebook ou Twitter ! Je peux d’ores et déjà vous annoncer que le rythme de parution des Dossiers de GL va baisser ; car j’ai moins de sujet à traiter et que ça prend du temps de développer un sujet !

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